samedi 18 novembre 2017

LA VIEILLE EST MORTE CE MATIN ( nouvelle)

Vieille femme sur son lit de mort ( école flamande , auteur inconnu ,vers 1621)
Juin 1946.
La vieille est morte ! La vieille est morte ! La Jeanne accourt  à bout de souffle ,  perd un sabot , entre dans la boulangerie : la vieille est morte ! Elle l'avait trouvée là , dans son lit , paisible , et comme seul désordre , un livre tombé au sol dans la grande chambre de la maison. La rumeur se propage comme une traînée de poudre. La vieille , tout le monde la connaissait dans le bourg. Elle était là , intemporelle , faisant partie du décor , une évidence , comme ayant toujours existé , à sa place dans sa grande maison bourgeoise du bourg de Franchesse. Personne ne savait vraiment quand elle était arrivée .
A l'annonce de sa mort , les langues se délient : si c'était pas malheureux cette grande maison pour elle toute seule! Elle a pas d'héritiers , personne vient la voir ! Et puis , on ne s'attarde pas trop sur son sort ; demain dimanche , premier du mois de juin , c'est la foire à la loue , la Saint Baso ! On a autre chose à faire que de s'apitoyer sur la vieille !
On la craignait mais on la respectait , des rumeurs lui prêtant d'obscures dons de voyance , capable de jeter des sorts. Et souvent , aux enfants dissipés , les mères lançaient " si t'es pas sage , je t'envoie chez la vieille !" Parfois , les plus hardis lançaient des cailloux sur la façade , brisant même une ou deux vitres. Alors elle sortait , fixait les garnements , et sans mot dire les voyait détaler comme des lapins. Jeanne nettoiera demain matin.
 Elle non plus ne savait pas grand chose sur sa patronne. Souvent questionnée , Jeanne racontait qu'elle avait des beaux meubles , des tableaux et des livres , beaucoup de livres et puis un portrait sur le mur du salon , un élégant soldat ,sûrement son mari , pensait elle . " Elle est pas très causante , elle mange comme un oiseau et puis elle est frileuse avec ça , je bassine son lit tous les soirs !" La bâtisse aux murs épais gardait bien la fraîcheur , et il était fréquent que la cheminée soit allumée , même en juin. Jeanne , au fond l'aimait bien sa patronne , malgré tout ce qu'on racontait ; elle avait pour elle comme une sorte de pitié , et puis après tout , elle payait bien!

Adélaïde , fille unique d'un père directeur des houillères de Lorraine  et d'une mère au foyer , avait vu le jour au sein d'une famille heureuse , issue de la bonne société bourgeoise , catholique et bien pensante .Elle avait reçue une solide éducation dans les meilleurs écoles, une enfance sans problèmes ,dans la quiétude de Faulquemont. Adulte , elle était devenue une jeune femme intelligente , cultivée et curieuse de tout . Elle aimait le théâtre et fréquentait les cercles littéraires , " l'intelligentsia Messine ". Elle s'y rendait d'ailleurs aussi souvent qu'elle le pouvait. A Metz , elle avait croisé le regard de Guillaume , jeune officier de passage à la caserne Kaiser Wilhelm . Elle l'avait trouvé tellement élégant dans son beau dolman brandebourg , courtois et cultivé; elle avait tout de suite su , comme une évidence , qu'il serait l'homme de sa vie. Ils s'étaient rapidement mariés , un avenir radieux se profilait , fonder une famille.

Personne n'est dupe. L'apparente quiétude d'un monde en paix , se voile peu à peu d'un épais rideau de craintes et de pressentiments. La France décrète trois années de service militaire ; cela ne présage rien de bon. Puis la guerre éclate , et Guillaume , officier de l'armée du Kronprinz va combattre les Français. C'est un déchirement , pourquoi se battre contre un pays qui est le sien ? N'étaient-ils  pas Français , de cette chère Lorraine , il y a peu  ? Guillaume n'était-il pas peu fier de ses racines Bourbonnaises , élevé par une  grand-mère  Franchessoise ?
Adélaïde , suspendue aux maigres nouvelles de son époux parti au front , essayait d'atténuer son angoisse en œuvrant comme infirmière auprès des blessés. Elle avait vu de son hôpital toute l'horreur de la guerre , ces hommes atrocement mutilés , devenus fous.
Puis la terrible nouvelle , un matin d'avril 1915 , Guillaume a été tué au combat à Ypres , en Belgique.

Au décès  de ses parents , Adélaïde avait choisi , parce que plus rien ne la retenait à sa Lorraine natale , d'aller vivre à Franchesse , dans la grande maison où son époux avait vécu une enfance heureuse, choyé par une grand-mère bienveillante.

Juin 1946.La vieille est morte. On l'enterre à la hâte dans le petit cimetière de Franchesse . Bientôt des marchands de biens prendront ce qu'il y a à prendre. La grande maison du bourg sera vendue. Barathon le cafetier est intéressé et tout le monde au bourg , sait qu'il a les moyens.Son établissement jouxte la grande demeure ; il parle d'ouvrir un hôtel-restaurant.

Juin 2017.
Il fait déjà chaud ce matin. Les terrassiers sont à la manœuvre dans le petit cimetière de Franchesse. On libère de la place , quelques tombes abandonnées seront enlevées, le passage d'Adélaïde sur cette terre comme effacé. Cette fois c'est sûr , La vieille est bien morte ce matin...
A.C.



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